Capacité d’accueil: un concept à employer avec prudence
23 mai 2023
Mario Polèse
Il existe des questions auxquelles il est inutile de chercher une réponse exacte. En matière d’immigration, la question « quelle est la capacité d’accueil du Québec ou de telle ou telle région? » est un exemple. Je ne parle pas ici de la capacité d’accueil d’un service ou infrastructure en particulier (école, hôpital...), mais de la capacité d’accueil, globalement, d’une région. Il n’existe pas de méthode scientifique pour la calculer.
Il s’agit en plus d’un concept hautement politique, avec un fort fond émotif, plus souvent évoqué par ceux qui veulent limiter l’immigration. Donc, c’est à utiliser avec prudence. On comprend le désir d’une réponse – « mais, mon village (ville, région…) a-t-il atteint, oui ou non, sa capacité d’accueil ? » – c’est normal. La réponse sera toujours subjective en partie, basée en partie sur des perceptions, ce qui ne la rend pas moins vraie ou fausse pour autant; mais il ne faut pas chercher la confirmation dans une formule mathématique.
L’immigration accroît la demande de services, mais aussi l’offre.
La difficulté, voire l’impossibilité, à chiffrer la capacité d’accueil d’un pays ou d’une région tient à plusieurs facteurs. Permettez-moi de commencer par une boutade. En 1608, lorsque Champlain débarqua à Québec, quelle était la capacité d’accueil du Québec? Sur quelles bases aurait-on pu prévoir que ce territoire accueillerait un jour huit millions d’habitants issus des premiers « immigrants » et autres qui les suivront ? Plus proche de notre époque, Saint-Georges de Beauce et Drummondville, pour prendre deux centres urbains en région reconnus pour leur dynamisme économique, comptaient respectivement 15,000 et 51,000 habitants il y a cinquante ans. Dans les deux cas, c’est le double aujourd’hui, le résultat surtout de soldes migratoires systématiquement positifs. Quel calcul en 1973, nous aurait permis de dire que Drummondville avait la capacité d’accueillir 50,000 habitants de plus, et cela avec un taux de chômage parmi les plus bas au pays.
Le paragraphe précédent illustre bien le problème de fond de toute tentative de chiffrer la capacité d’accueil d’une ville ou région : l’immigration n’est pas une variable homogène, constante, pour employer le jargon des économistes. Les individus « immigrants » qui débarquaient, seuls ou avec leurs familles, à Saint-Georges dans les années 1970 étaient des acteurs agissants, chacun avec ses talents et son potentiel propre. Une économie locale florissante, est-il nécessaire de le rappeler, est toujours le produit des hommes et des femmes qui ont choisi d’y vivre (et d’y rester) comme entrepreneurs, travailleurs, parents…. Leurs origines, nées en Haïti ou en Estrie, n’ont pas d’importance sur le strict plan économique. Ce qui importe est ce qu’ils font; cela aucun calcul économique ne peut le prévoir.
Le défi des régions (leur « capacité d’accueil », en d’autres termes), notamment celles qui connaissent des problèmes d’attractivité, n’est pas fondamentalement différent pour l’immigration internationale que pour l’immigration interne : opportunités d’emploi, services de santé, institutions d’études postsecondaires, logement… Une région attrayante pour des gens d’ici le sera aussi pour des gens venus d’ailleurs.
Mais surtout, la capacité d’accueil n’est pas une donnée statique. L’immigration joue dans les deux sens. Elle peut mettre des pressions sur certains services, mais aussi les alléger. L’arrivée, à titre d’exemple, d’enseignants, d’infirmières ou encore d’ouvriers en construction aura en principe pour effet d’accroitre l’attractivité de la région qu’on peut aussi appeler sa capacité d’accueil.
Capacité de rétention : viser la deuxième génération
Le vrai défi en région n’est pas tant d’attirer des personnes immigrantes, mais de les garder. Le jeune couple qui déménage de Montréal à St-Georges aura peut-être quelques problèmes d’adaptation, c’est normal, mais ils n’auront pas à apprendre une nouvelle culture, et parfois une nouvelle langue, avec tout que cela implique de codes de comportement et habitudes de vie. L’exode des jeunes est un problème généralisé en région, surtout les plus périphériques. Ce sont d’abord les études (accès aux institutions post-secondaires) et les possibilités d’emploi, notamment dans des domaines plus pointus, qui pousseront les jeunes à partir, pas des questions identitaires et d’enracinement. Mais, pour l’immigrant international venu s’installer en région l’enjeu est différent : l’enracinement (vécu et ressenti) sera un facteur clé dans sa décision d’y rester.
C’est ici que la distinction entre la première et la deuxième génération – et donc l’école - prend toute son importance. La première génération, celle arrivée grosso modo après l’âge scolaire, ne se sentira jamais 100% chez elle, attachée, c’est normal, à la mode de vie du pays où elle a grandi. Je parle en connaissance de cause, fils d’immigrants autrichiens arrivés à l’âge adulte à New York, où j’ai grandi. Jusqu’à la fin, même s’ils se sont assez bien adaptés à leur nouveau pays, mes parents sont restés foncièrement autrichiens (viennois) dans leurs habitudes, jamais totalement à l’aise dans cette mystérieuse Amérique. La langue à la maison était l’allemand et leur cercle d’amis presqu’exclusivement des germanophones, souvent aussi des réfugiés comme eux.
Moi par contre, qui a été inscrit, en arrivant, à l’école primaire du quartier, où la quasi-totalité des élèves étaient des immigrants comme moi ou des fils et filles d’immigrants, je suis sorti de l’école parfaitement anglophone. L’anglais est devenu ma première langue, et je suis devenu fièrement new-yorkais, que je considérais comme chez moi. Si je me suis installé quelques années plus tard à Montréal, ce n’est pas parce que je n’aimais pas New-York, mais parce que Montréal m’offrait d’autres opportunités; mais ça, c’est une autre histoire.
Retournons alors à St-Georges où toute autre ville ou localité régionale. La clé reste l’école, C’est l’école qui fera que le jeune, peu importe d’où viennent ses parents, ait le sentiment que « ici » c’est chez lui (ou chez elle). La première génération est toujours un peu une génération perdue; c’est la deuxième qui compte.
La morale de mon histoire américaine: la capacité d’accueil, de cultures et de langues différentes, des enfants n’a pas de limites. Il n’y a pas vraiment de limites à la capacité d’une école primaire à accueillir des élèves venus d’ailleurs, pourvu bien entendu que les enseignants et les infrastructures soient au rendez-vous. À St-Georges, la langue entre élèves sur le terrain d’école sera le français, qui deviendra leur langue, même si elle n’est au départ la langue maternelle d’aucuns.
Mario Polèse, professeur émérite, INRS